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Une histoire de fragments
Depuis quelques mois, je me passionne pour l’écriture fragmentaire.
À vrai dire, elle m’intéresse depuis longtemps : je lis énormément de poésie, et la majorité des recueils se composent de fragments.
Mais j’ai découvert plus récemment d’autres approches de l’écriture fragmentaire, dans des formes plus « romanesques ». Je pense notamment à La Reverdie, de Louise Browaeys, dont je vous parlerai dans cette édition.
Ce livre construit à partir de fragments est difficile à classer dans un genre littéraire précis : je le situe à la frontière entre la poésie, le journal intime et le roman.
L’écriture fragmentaire, c’est quoi ?
Par « écriture fragmentaire », j’entends :
Un livre constitué de plusieurs paragraphes ou poèmes.
Chacun de ces fragments peut se lire comme une unité. C’est peut-être ce qui les différencie d’un roman plus classique, où le sens des paragraphes dépend nécessairement des autres pour former une narration cohérente et continue.
Chacun de ces fragments entre aussi en résonance avec les autres, de façon à composer un ensemble, fait d’échos et de répétitions.
Le fragment est comme un bout de tissu qu’on utiliserait pour fabriquer un patchwork : chaque morceau possède son propre motif, mais assemblé aux autres, il forme une grande couverture.
Je me suis d’abord intéressée à l’écriture fragmentaire parce que j’ai envie d’écrire un roman, mais que je me sens impressionnée par l’endurance nécessaire pour en écrire un.
L’écriture fragmentaire me semble plus accessible, car elle me donne l’impression de pouvoir commencer par petits bouts.
Voici comment Ricard Ripoll (maître de conférences en littérature française) définit l’écriture fragmentaire :
« Commencer et finir, sans nécessité de construire de grands édifices, pour commencer et finir justement, sans cesse, en répétant le plaisir du premier mot, des premières images qui n’ont pas le temps de devenir clichés, commencer et finir pour éviter d’imposer un Moi unique, la présence d’un Auteur, pour détruire la représentation d’un monde... »
C’est précisément ce que je ressens : l’écriture fragmentaire permet d’aborder la construction d’un livre par petits morceaux, sans avoir à prolonger une même histoire sur des centaines de pages.
La Reverdie de Louise Browaeys : un livre par fragments
Parmi les livres en prose, dont la forme se rapproche du roman, j’ai lu La Reverdie de Louise Browaeys, qui m’a beaucoup touchée.
Le livre se découpe en chapitres avec des titres, eux-mêmes composés de fragments de quelques lignes à une page entière en moyenne. Chaque chapitre s’articule autour d’un thème.
Le premier chapitre annonce le projet de lecture :
« Puisque je ne peux pas sauver la forêt amazonienne, ça commence avec la tentation de sauver une autre partie de la vie, plus intérieure. Puisque je ne peux pas, dans l’immédiat, être maraîchère, ça commence avec l’envie d’écrire un livre de fragments sur la couleur verte. »
Dans cet extrait, l’autrice présente l’écriture comme une nécessité face à son impuissance devant la crise écologique et faute de pouvoir exercer le métier de ses rêves. Écrire sur la couleur verte est presque une question de survie, puisqu’il s’agit de « sauver » cette vie « intérieure ».
Les fragments du livre se tissent donc autour de cette couleur, évoquée sous une multitude de formes : objets, lieux, sensations, personnes.
« Je me suis tenue en embuscade pour accrocher un vert à chaque saison de notre histoire : le vert de ta chemise remontée sur tes avant-bras, lors de notre premier rendez-vous, et entrouverte sur ton torse de lumière. Le vert fluo des lézards verts occidentaux — on les appelle aussi lézards à deux raies, dis-je à mon fils, intéressé — que nous entendons détaler dans les broussailles sur le chemin de la mer, lors de notre premier été. La pierre de jade que le mari de mon ami leibnizienne m’a offerte pour faire face au juge des affaires familiales, me certifiant qu’elle calme les nerfs et harmonise les relations. »
D’autres thèmes s’entremêlent dans ce livre : au premier plan l’amour, mais aussi la séparation, la parentalité ou les gestes du quotidien. Le tout, dans un ouvrage très intime rédigé à la première personne, évoquant le journal.
Comment écrire un livre cohérent à partir de fragments ?
Néanmoins, alors qu’un journal intime se relate généralement jour après jour, les temporalités de ce livre se mélangent librement. Cela crée un ensemble disparate, qui pourtant s’harmonise à merveille. À aucun moment de ma lecture je n’ai pensé : ce fragment ne va pas avec le précédent.
Ainsi, en observant la construction de ce livre, je me suis demandée comment il « tient debout » :
Par la construction de chapitres thématiques : Une robe verte, (Se) quitter, ou Corps, qui permettent de structurer l’écriture.
Par la couleur verte qui revient dans tout le livre et dessine une trame entre les fragments. En littérature, on appelle ça un « motif », autrement dit une image ou un thème récurrent qui revient dans une œuvre.
Selon Ricard Ripoll :
« L’écriture fragmentaire propose des textes qui en s’emboîtant à l’infini comme des poupées russes signalent le geste essentiel du lecteur qui doit monter et démonter les discours sur lesquels repose le texte complet. »
Cela montre l’importance du lecteur, dont le rôle est essentiel pour construire de la cohérence entre les fragments.
Conclusion
Comprendre ces liens me donne des pistes pour ma propre écriture. J’ai commencé à écrire un livre par fragments, et je note l’importance de tisser des liens entre les passages par la répétition des thèmes et des motifs. Cela donne une direction à l’écriture, sans pour autant la cloisonner.
À bientôt dans la prochaine édition,
Claire.
Le carnet de voyage est composé de dessin et d’écriture fragmentaires . C’est ce vers quoi je me dirige aujourd’hui naturellement.
Mais je sais que cet aspect fragmentaire gêne beaucoup les gens qui n’écrivent pas dans leur carnet de voyage, parce qu’ils ont la croyance que cela doit être un récit et donc cela doit avoir un début un milieu et une fin.
Alors que la plupart des écrits dans les carnets de voyage jouent comme les reflets dans un parcours de labyrinthe de foire : il y a des échos, il y a des trompe-l’œil , il y a des sous-entendus, il y a des secrets, des non-dits… jusque dans le carnet de voyage. Et tous ces textes sont comme les cases d’une marelle dans lesquels le lecteur choisit l’ordre et le rythme de ses sauts .
J'aime beaucoup cette idée d'écriture fragmentaire. Et, d'ailleurs, j'ai la sensation de vouloir m'en rapprocher, sans même savoir la nommé. Ton newsletter tombe à pic.
Et tu me fais découvrir un nouveau livre, merci ! :)